25 mai 2025

Lettre à Mark Carney


« Monsieur Carney, quand nous avons commencé à vous entendre parler dans l’espace public, puis quand vous avez été élu, je me suis dit : « Voilà une personne intelligente, compétente, avec qui je serai en désaccord, mais que j’ai plaisir à écouter parce qu’il ne nous prend pas pour des imbéciles. Parce qu’il s’adresse à un public qu’il considère comme intelligent. »


« Aujourd’hui, je vous écris pour vous supplier d’agir depuis cette intelligence en continuant à prendre position contre ce que de plus en plus d’instances, comme Amnistie internationale et Human Rights Watch, qualifient de génocide et qui a lieu, en ce moment même, sous nos yeux, à Gaza. 


« Avec le premier ministre du Royaume-Uni, Keir Starmer, et le président de la France, Emmanuel Macron, vous avez dénoncé l’extension des opérations militaires par Israël et menacé d’« actions concrètes ». Vous avez prévenu que vous n’alliez pas rester « les bras croisés » devant les « actions scandaleuses » du gouvernement israélien à Gaza. 


« Maintenant, je vous en supplie : oubliez la guerre économique et restez tourné vers cette scène irregardable de meurtre et de destruction, où une population est en train d’être affamée et effacée. Ne cédez pas à l’immobilisme, à la passivité du spectateur qu’on dit innocent. 


« Car nous ne sommes pas innocents. Nous allons porter les escarres de ces crimes pendant longtemps.


« Pour être claire : je n’approuve pas les actes du 7 octobre 2023 ni les actes d’antisémitisme qui se multiplient depuis un peu partout dans le monde. Or, depuis, les faits sont flagrants : Israël, sous la gouverne du président Nétanyahou, rase Gaza. Il massacre les Gazaouis. Voilà la vérité. 


« Et nous, Canadiens et Canadiennes, comme toute la communauté internationale, sommes mis en demeure d’assister, impuissants et impuissantes, à ce carnage. Nous voyons les enfants blessés, affamés, assassinés. Nous voyons les parents effondrés de douleur. Nous voyons les familles décimées. Nous voyons les hôpitaux bombardés. Nous voyons des journalistes, qui se faisaient le relais de la réalité, disparaître.


« L’humanité ne se remettra pas de ce qui se passe à Gaza. Notre honte sera collective, comme elle l’a été au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, après l’ouverture des camps d’extermination, quand les soldats alliés n’en croyaient pas leurs yeux parce que c’était impossible à regarder. Nous sommes témoins de l’irregardable, de l’inenvisageable, de l’inacceptable, et comment allons-nous continuer à pouvoir exister ?


« Dans son discours de réception du prix Nobel de la paix, en 1986, Elie Wiesel a dit : « Nous devons toujours prendre parti. La neutralité aide l’oppresseur, jamais la victime. Le silence encourage le persécuteur, jamais le persécuté. »


« Maurice Blanchot, lui, nous a laissé l’image suivante : « La souffrance de notre temps : “Un homme décharné, la tête penchée, les épaules courbées, sans pensée, sans regard.” 


« Aujourd’hui, la souffrance de notre temps est un jeune enfant qui tend une casserole vide, les yeux brillants de faim, de fatigue et d’angoisse, la bouche ouverte sur un cri. Qu’est-ce que nous n’avons pas compris ?


« Dans son ouvrage Worlds of Hurt, paru à l’époque où Steven Spielberg construisait la Shoah Visual History Foundation (plus de 50 000 témoignages archivés), la chercheuse américaine Kali Tal écrivait que témoigner, c’est choisir le conflit plutôt que la conformité, endurer une vie de colère et de douleur plutôt que se soumettre à l’appel séduisant de la révision et de la répression. 


« Si on témoigne, c’est pour changer les choses, et la lutte a lieu dans l’aréna que constituent le discours politique, la culture populaire, le débat intellectuel. Le résultat de cette lutte a un effet sur la forme que prend la rhétorique de la culture dominante et l’effet de cette rhétorique sur une action politique future. On témoigne contre le statu quo.


« De quoi allons-nous devoir témoigner, nous, témoins non innocents, quand les tanks se retireront une fois pour toutes de la bande de Gaza ? Comment allons-nous expliquer que nous sommes restés impuissants devant cette dévastation ?


Monsieur Carney, l’homme intelligent et intellectuel que j’ai entendu parler sur les plateaux de télévision ne peut pas être un homme indifférent, impassible, insensible. Ça me semble impossible. Et si par malheur c’était le cas, ce serait inacceptable. Je vous enjoins, ainsi, d’accepter l’invitation qui m’a été faite, il y a un an, par Yara El-Ghadban : aidez Gaza à s’écrire.


« Continuez à lire ce qui est en train d’avoir lieu en ce moment même sur le territoire des Gazaouis. Prenez position. Ne restez pas indifférent.


« Parce que nous en mourrons tous. C’est notre humanité qui sera, encore une fois, oui, encore une fois et à jamais, entachée.»



Martine Delvaux

écrivaine

Article intitulé:

Monsieur Carney, Gaza est la souffrance de notre temps

La Presse, le 23 mai 2025

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