10 juillet 2025

« Les tyrans ne sont grands que parce que nous sommes à genoux »

« Tyrannie. Le terme convoque des images d’hommes et de femmes enchaînés, de prisons secrètes, d’arrestations arbitraires, de craintes constantes et de peuples martyrisés. On imagine le tyran assoiffé de sang, animé par le seul désir d’accroître encore son pouvoir — c’est Néron, Ivan le Terrible, Pol Pot, Idi Amin. Mais la tyrannie ne se réduit pas à ces conséquences désastreuses : elle est aussi un régime politique qui repose sur une certaine psychologie, aussi bien chez le tyran que chez ceux qui ambitionnent d’entrer dans ses bonnes grâces. Une psychologie qu’on trouve de plus en plus dans le traitement de la seconde présidence Trump. 


« Platon définissait dans sa République la tyrannie comme le pouvoir d’un seul. À la différence des autres régimes politiques, la tyrannie est le seul où le pouvoir s’exerce sans contrainte aucune. Aux luttes d’intérêts des oligarques, aux ambitions communes des démocrates succèdent les seuls désirs et volontés du tyran. Plus de droit, plus de loi, ni constitution ni intérêt général : la communauté se trouve capturée par les envies du tyran lui-même. Le bien de la collectivité en vient à se confondre avec celui du tyran, la seule personne ayant désormais droit de cité (« l’État, c’est moi »). Un peu comme l’enfant roi, ses désirs sont lois.


« Or, le plus intéressant avec la tyrannie, ce n’est pas le tyran lui-même, c’est ce qui arrive à tous les autres, à ceux qui sont forcés de vivre sous sa férule comme à ceux qui le choisissent activement. Le tyran désacralisant nos repères normaux, son règne entraîne d’abord une terrible anxiété. Mais, peu à peu, tous s’habituent à ce que le passé ne puisse plus être garant de l’avenir, on cesse de fonder ses prédictions sur les institutions, les lois, les précédents et les alliances — tous vulnérables à ses désirs —, et on se concentre plutôt sur la psychologie du tyran lui-même. Ses sautes d’humeur deviennent des crises d’intérêt national, la moindre de ses expressions est scrutée à la loupe, les analystes se transforment en animateurs de téléréalité.


« Notre pensée se rétrécit graduellement au seul périmètre de ses intérêts, jusqu’à nous faire oublier que « les tyrans ne sont grands que parce que nous sommes à genoux », comme le suggérait Étienne de la Boétie. Mais les ambitieux, eux, ceux qui veulent s’élever dans la tyrannie ou, du moins, limiter ses pires effets, le comprennent rapidement, et c’est à qui s’agenouillera le plus vite. Pour entrer dans les bonnes grâces du tyran, on le flatte dans le sens du poil et l’abreuve de compliments. L’indépendance authentique du démocrate se corrompt petit à petit dans la flatterie servile du courtisan.


« Les régimes politiques déjà organisés autour de ce vice, comme les pétromonarchies du Golfe, sortent le mieux leur épingle du jeu : ils ne rechignent pas à inonder de cadeaux le tyran. L’un lui offre un avion à réaction plaqué d’or, l’autre l’accueille dans son royaume en grande pompe. Le tyran s’en trouve bien satisfait et leur pardonne volontiers leurs crimes. Les démocraties, elles, qui estiment encore qu’aucun dirigeant ne devrait être traité de cette manière et persistent à croire que les institutions et les lois contraindront le tyran, peinent à s’adapter. Elles ne maîtrisent pas les codes de la servilité. Lorsqu’elles s’y essaient, grotesques, elles peinent à en tirer des bénéfices — qu’avons-nous obtenu de l’ abolition de la taxe sur les services numériques ?


« Il faut écouter, par exemple, cette entrevue qu’a récemment accordée Mark Rutte, secrétaire général de l’OTAN  au New York Times pour prendre conscience de l’ampleur de la corruption qu’impose la flatterie à un leader démocratique. On y entend un homme de 58 ans, premier ministre des Pays-Bas pendant 14 ans, rivaliser durant 40 minutes d’ingéniosité pour chanter les louanges du président américain, jusqu’à justifier de l’appeler « daddy ». Mark Carney, lorsqu’il se rendit au Bureau ovale l’hiver dernier pour un exercice similaire de flatterie, eut au moins la décence de ne pas s’aplaventrir à ce point. Évidemment, la diplomatie mondiale a toujours comporté son lot de compliments, mais il y a une différence de taille entre la bienséance stratégique et la flatterie existentielle.


« C’est pourtant, semble-t-il, le prix à payer aujourd’hui pour ne pas se mettre à dos le président américain. Suspendus à sa seule volonté — « il est écrit, mais je vous dis » —, les élus du Parti républicain viennent en ce sens de faire sauter la plupart de leurs lignes rouges historiques pour offrir à Donald Trump le plaisir purement symbolique de signer sa « grande et belle loi » le jour du 4 juillet. Il y a certainement quelque chose d’ironique, dans le pays de la self-reliance démocratique d’Emerson, de voir la moitié de la classe politique abandonner son courage pour retrouver les habits et les habitudes des laquais monarchiques.


« Bien entendu, Donald Trump n’est encore que l’ersatz d’un tyran. Mais il parvient déjà à insuffler dans sa population, comme chez nous, une manière de penser préalable qui appartient aux sujets des pires tyrannies. Plus que les chaînes, les destructions et les morts, c’est le type d’individus qu’elles tendent à former qui rend les tyrannies si désastreuses. Elles ne font pas mal qu’aux corps, elles corrompent aussi les caractères et les esprits, élèvent des individus petits, serviles et craintifs — nous devons demander à nos leaders de résister aux chants des sirènes de la servilité et de traquer ses conforts dès qu’ils les embrassent.


« Bon, un peu d’espoir estival ? Tocqueville avait déjà bien noté « qu’on n’a point encore trouvé de formes sociales […] qui puissent faire un peuple énergique en le composant de citoyens pusillanimes et mous », aussi bien dire de courtisans. Ce sera peut-être pourtant là le legs le plus durable du régime trumpien — du moins, chez les républicains.»


À relire dans Le Devoir - Idées

l’article (entier) intitulé

Donald Trump et les sirènes de la servilité

Georges Mercier

doctorant en science politique

Le Devoir

le 10 juillet 2025

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