17 juillet 2025

L’affaire Epstein, la statue de Trump ébranlée

« On parle souvent du rôle de la peur et de la colère dans les mouvements d’humeur politique. Moins du dégoût. C’est pourtant une force puissante de la psyché humaine. Lorsqu’il nous prend aux tripes, c’est souvent un indice que notre sens profond du bien et du mal vient d’être trahi, qu’une ligne rouge vient d’être franchie. Le dégoût nous éclaire la morale — la nôtre et celle des autres.

« On voit aller le mouvement MAGA (Make America Great Again), qui a porté Donald Trump à la présidence des États-Unis, depuis bientôt 10 ans. Comme d’autres, je me suis demandé ce qui pourrait un jour occasionner une forme de dégoût moral aux plus ardents de ses supporteurs. Ce qui fait de Trump un phénomène politique, nonobstant son impopularité relative, c’est qu’il suscite autour de lui une forme de fanatisme qui se rapproche du culte. Aucune parole ni aucun acte politique violent, destructeur, mensonger, chaotique ou même stupide n’avait réussi à faire craquer l’emprise du président sur le mouvement MAGA. Ou, du moins, aucun n’avait réussi jusqu’ici à provoquer le dégoût de sa base aussi fortement que l’affaire Epstein.


« Jeffrey Epstein est cet homme d’affaires et criminel sexuel américain qui fait l’objet de dénonciations pour violences sexuelles par des dizaines de femmes et qui a été retrouvé pendu dans sa cellule en 2019 alors qu’il était en attente d’un procès pour trafic de mineures. Parce qu’il a côtoyé les riches et puissants de ce monde durant des décennies, Epstein est devenu le personnage central d’une nébuleuse de théories du complot sur la pédophilie des élites mondiales, dont le petit monde de Washington.


« Entre autres mouvements politiques d’extrême droite, nommons QAnon, l’une des forces conspirationnistes qui ont soutenu Trump. Depuis 2017, ses tenants croient que Donald Trump est un héros qui révélera au monde un réseau de pédophiles cannibales et sataniques de « l’État profond » — ce qui inclurait plusieurs démocrates influents. Une bonne partie du champ sémantique entourant ces croyances reprend de très vieux clichés antisémites. En 2019, le suicide d’Epstein, originaire d’une famille juive de New York, et l’absence de résolution juridique des accusations contre lui sont venus alimenter une obsession particulière chez l’extrême droite américaine pour l’homme d’affaires. 


« Parce qu’Epstein a notamment été proche de Bill Clinton, Donald Trump a largement contribué à amplifier toutes sortes de théories sur sa mort dans sa cellule et son lien avec les élites démocrates. Depuis plusieurs années, un mouvement populaire demande que les « dossiers Epstein » soient rendus publics : on réclame notamment une « liste de clients » qui aurait le potentiel d’entacher la réputation de grosses pointures des milieux politiques et des affaires. Sauf qu’un autre grand ami de longue date d’Epstein est Donald Trump lui-même. Trump, qui a déjà été reconnu coupable d’agression sexuelle et qui, tout comme Epstein, a fait l’objet de dénonciations publiques de dizaines de femmes.


« Après avoir fait campagne en promettant à sa base de rendre publics les « dossiers Epstein » classifiés, Donald Trump a fait volte-face. Ou, du moins, a envoyé sa procureure générale, Pam Bondi, briser sa promesse.


« Depuis deux semaines, le département de la Justice, le FBI et le président américain lancent des explications toutes aussi peu convaincantes les unes que les autres pour justifier cette volte-face. Pour une partie des personnalités les plus influentes de MAGA, ne pas rendre publics les dossiers Epstein dans leur intégralité, c’était la ligne rouge à ne pas franchir. Sur les médias sociaux, on explique sa déception, son sentiment de trahison, mais aussi… son dégoût.


« Les faits seuls ne me permettent pas de comprendre la source soudaine de ce dégoût. On pourrait dire que la violence sexuelle et la pédophilie sont des sujets qui rebutent particulièrement le sens moral, et on aurait raison. Sauf qu’on vit aussi dans un monde de fous. En février dernier, le gouvernement Trump a fait pression sur la justice de la Roumanie pour que l’interdiction de voyage qui visait Andrew Tate soit levée. Cet influenceur masculiniste y fait face à 21 chefs d’accusation, notamment pour viol et trafic humain. Cette défense publique de Tate n’a pas causé d’onde de choc comparable à ce qui se produit avec l’affaire Epstein. Donc, non, la source du dégoût qui divise le mouvement ne semble pas être l’exploitation sexuelle en elle-même.


« On dirait plutôt que ce qui est en train de tomber, c’est l’image de Trump en héros populaire de la lutte contre la corruption de « l’État profond ». MAGA voyait Trump comme un gars « comme nous », très, très imparfait « comme nous » — et donc imperméable à la critique. Trump qui minimise l’affaire Epstein donne l’impression d’avoir changé de camp, de protéger les « élites mondialistes », de mentir à sa base. (Soulignons comme il est incroyable que des gens découvrent en juillet 2025 que Donald Trump puisse être menteur.)


« Le trumpisme est basé sur l’illusion voulant que le président se batte pour le « vrai monde », contre la corruption et le mépris de l’establishment de Washington, de Hollywood et des élites internationales, pour une Amérique blanche conservatrice qui serait la seule véritable Amérique, la patriotique, l’élue. La controverse autour de l’affaire Epstein vient faire craquer ce lien de confiance. On croyait Trump différent. Mais peut-être pas. On se sent trahi. Ça pince l’ego.


« Je disais que le dégoût nous éclaire sur la morale. Ça aura pris ça pour que des influenceurs MAGA décrochent. Pas les bombes sur les populations civiles, pas les expulsions de familles immigrantes, pas les entorses innombrables au droit et à la vérité, ni même les accusations en lien avec la violence sexuelle et l’exploitation de mineurs. On cherche la ligne rouge à ne pas franchir depuis tant d’années, il semble qu’on vienne peut-être d’en trouver une : celle-là.


« On verra si le mouvement arrivera à resserrer les rangs. On connaît déjà un peu mieux la manière sidérante dont est construite sa boussole morale.»


Chronique intitulée

La ligne rouge

Emilie Nicolas

Le Devoir

Le 17 juillet 2025

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