« Le Bilan-Faim 2025, publié récemment par le réseau des Banques alimentaires du Québec, témoigne sans grande surprise d’une nouvelle hausse des demandes d’aide alimentaire dans la province. Je dis « sans surprise », car dans les milieux communautaire et universitaire, il faudrait sortir tout droit d’une grotte pour ne pas avoir vu venir ces chiffres inquiétants.
«Le rapport révèle que le réseau répond désormais à plus de 3 millions de demandes d’aide chaque mois, un sommet historique. C’est une augmentation de 6,6 % par rapport à l’an dernier et de 37 % depuis 2022.
« Chaque mois, 600 000 personnes uniques reçoivent du soutien, et encore, il ne s’agit que de celles qui réussissent à franchir la porte d’un organisme.
« Derrière ces chiffres, il y a des familles, des travailleurs, des parents seuls, des aînés, des étudiants. On recense qu’un Québécois sur cinq vit aujourd’hui en situation d’insécurité alimentaire, et cela ne tient même pas compte de toutes les personnes qui ne demandent pas d’aide, que ce soit par honte ou par manque d’accès à un organisme. Ces chiffres ne sont donc que la pointe d’un iceberg qui émerge rapidement des eaux troubles où flottent aussi la crise du logement, l’érosion du pouvoir d’achat, les inégalités sociales, la fragilisation du milieu communautaire et la précarisation du travail.
La faim n’est pas un accident. Elle est le symptôme d’un système qui craque de partout.
L’urgence est devenue la norme
« Les organismes en sécurité alimentaire tirent la sonnette d’alarme depuis des années : leurs bénévoles s’épuisent et leurs ressources ne suffisent plus à répondre à la demande. Près de 70 % des organismes disent manquer de denrées. Pourtant, malgré leur dévouement, elles ne peuvent pas – et ne devraient pas avoir à – porter seules la responsabilité de nourrir le Québec.
« On parle souvent d’« aide d’urgence ». Mais quand cette urgence dure depuis 40 ans, peut-on encore employer ce mot ? Ce qui devait être un filet temporaire est devenu une infrastructure permanente, intégrée au paysage social québécois. Et plus la pauvreté s’enracine, plus on demande aux organismes de terrain de combler les trous d’un tissu social effiloché.
Changer de regard sur la faim
« Le temps est venu de changer de paradigme. La faim n’est pas une fatalité individuelle, mais le résultat de politiques publiques insuffisantes. Elle ne se réglera pas par des dons ou des collectes, mais par des choix collectifs courageux : des salaires décents, des logements accessibles, un filet social solide, et un système alimentaire qui place les besoins humains avant la logique du profit.
« L’alimentation est un droit fondamental reconnu par le droit international, au même titre que l’éducation ou la santé. Or, au Québec, ce droit n’a toujours pas de cadre légal.
« Résultat : les responsabilités sont fragmentées, les actions dispersées, et la cohérence fait défaut.
« Consacrer légalement le droit à l’alimentation serait reconnaître que personne ne devrait dépendre de la charité pour se nourrir. Ce serait également se donner les moyens d’agir sur les causes structurelles de la faim : pauvreté, logement, emploi, climat, aménagement du territoire, agriculture, et cesser d’éteindre des feux pour enfin s’attaquer aux sources de l’incendie.
Construire sur ce qui existe déjà
« Il ne s’agit pas de balayer le travail colossal des banques alimentaires, des cuisines collectives et des autres organismes communautaires, au contraire. Ce sont eux qui, depuis des décennies, tiennent à bout de bras la survie de centaines de milliers de personnes. Mais plutôt que de les laisser se battre seuls avec des moyens dérisoires, il faut bâtir sur ce qu’ils ont mis en place, en s’appuyant sur leur expertise pour construire des solutions durables.
« C’est exactement ce que permettrait une loi-cadre sur le droit à l’alimentation au Québec : rassembler les forces du milieu, reconnaître ce qu’on fait déjà de bien, et inscrire dans la loi l’obligation d’assurer à chaque personne un accès à une alimentation adéquate et durable.
De la charité au droit
« Les chiffres du Bilan-Faim 2025 ne doivent pas seulement nous alarmer ; ils doivent aussi nous faire réfléchir au modèle que nous voulons poursuivre. Souhaitons-nous vraiment normaliser le recours à l’aide alimentaire, ou préférons-nous une société où toute personne a les moyens de choisir ce qu’elle met dans son assiette, en respect de sa dignité humaine ?
« Le Québec a été pionnier dans la reconnaissance de plusieurs droits sociaux : pensons à l’éducation gratuite ou à l’assurance maladie. Il est temps d’ajouter le droit à l’alimentation à cette liste.
« Une société qui accepte la faim comme prix à payer pour sa prospérité économique est une société qui a perdu le nord, et qui fait craindre les dérives qu’on observe actuellement chez nos voisins du Sud.»
Lettre d’opinion intitulée
Et si on cessait de traiter la faim comme une normalité
Jessica Dufresne
Ph. D., chargée de projet, droit à l’alimentation, au Regroupement des cuisines collectives du Québec
le 7 novembre 2025
La Presse

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