«Il y a des matins où la ville semble s’être fissurée pendant la nuit. Pas d’effondrement spectaculaire, ni de guerre, ni de tempête, juste une lente érosion du centre, ce fil invisible qui tenait nos vies ensemble.
« Les nouvelles tombent chaque matin, froides et sèches : un nouveau-né retrouvé à la porte d’un logement ou dans un abribus. Une femme, seule quelque part, qui accouche dans le silence, au milieu d’un monde qui ne la regardait plus. Et puis une deuxième. On s’émeut quelques jours, puis on oublie. Le réel, lui, ne se remet pas à jour. On publie quelques lignes, des textes prémâchés par des intelligences artificielles sur les réseaux. On parle de « drames ». Mais le mot est trop petit. Derrière, il y a des années d’indifférence, de coupes, de refuges saturés, de portes closes. Il y a cette solitude commune qu’on ne sait plus comment nommer.
« Je pense souvent à cette phrase reprise dans les écrits de Joan Didion : « The center will not hold ». Le centre ne peut tenir. Elle parlait de l’Amérique de 1968, d’un pays en décomposition morale. Mais ici aussi, en 2025, quelque chose s’effrite. Ce n’est pas le chaos qui surgit : c’est le vide. Le silence des autobus en grève. La lumière bleue des écrans. Les voix qui ne s’écoutent plus.
« Sous les discours de croissance, il y a les tables de cuisine où l’on compte les sacs d’épicerie. Les promesses se succèdent : logements sociaux, programmes de prévention, argent annoncé en conférence de presse. Mais sous les promesses, il y a les nuits blanches, l’anxiété, ce sentiment d’être invisible, au milieu de tout le monde. Et chaque hiver, les mêmes visages, les mêmes couvertures trempées, les mêmes silences. Puis, d’année en année, davantage de visages. La pauvreté n’est pas un accident : elle est une condition politique. Le filet social n’est pas troué, il est volontairement défait.
« Pendant qu’on débat de hausses de tarifs et d’immigration, pendant qu’on se déchire sur les « valeurs » et « l’identité » de notre nation, la haine monte, tranquille, confiante. La haine s’invite partout où la fatigue se tait. Elle est devenue une opinion comme une autre, argumentée, parfois même académique. « On la voit dans les commentaires, dans les salles d’attente, dans les campagnes électorales. Elle a changé de ton, elle veut sembler plus rationnelle. Mais elle dit toujours la même chose : toi, pas moi.
« La colère, elle aussi, a perdu son objet. Elle s’accroche à ce qu’elle peut, et souvent à celles et ceux qui n’ont rien. Peut-être que le centre, justement, ne doit plus tenir. Parce qu’à force de vouloir le préserver, on a oublié pourquoi il existait. Peut-être qu’il faut accepter les fissures, regarder à travers, voir ce qu’on refusait.
« Et pourtant, sous le sol froid, quelque chose résiste. Des travailleurs et des intervenantes qui veillent sans sommeil. Des bénévoles qui connaissent les prénoms de chaque personne dans leur station. Des femmes qui s’organisent, qui marchent et qui écrivent encore.
« Peut-être que ce dont nous avons besoin, c’est d’un lieu sûr où le centre n’a plus besoin de tenir, où il peut se déplacer, respirer, se reconstruire autrement. Peut-être que ce qu’il reste à tenir, ce n’est plus le centre, mais les autres.»
Lettre d’opinion intitulée
Et si le centre se défait ?
Élisabeth Viens Brouillard
le 8 novembre 2025
Le Devoir

Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire