« Cinq semaines avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie, la journaliste russe Elena Chernenko s’était moquée des demandes que Vladimir Poutine avait adressées à l’Ukraine et à l’OTAN.
« Cher petit papa Frimas [le père Noël russe], pour la nouvelle année, j’aimerais recevoir une licorne vivante », avait-elle écrit dans le journal Kommersant de Moscou avec un humour impensable aujourd’hui, mais plus que jamais d’actualité.
« Que demandait alors le président russe ? Que l’OTAN ferme ses portes à l’Ukraine pour toujours, que l’alliance militaire cesse toute collaboration avec Kyiv, que les installations de l’OTAN soient retirées de l’Europe de l’Est. Personne, à commencer par le président américain, Joe Biden, n’avait pris cette liste de souhaits au sérieux.
« Quatre ans plus tard, il semble que le Kremlin ait à nouveau écrit une lettre au père Noël. Dans cette missive, plus étoffée, Moscou demande carrément un troupeau de licornes ailées. La mainmise sur cinq provinces ukrainiennes, une amnistie pour tous les crimes commis, l’assurance que l’Europe va débourser 100 milliards pour reconstruire le pays que la Russie a détruit, le retour dans les bonnes grâces du G8, la levée des sanctions et, bien sûr, la garantie que l’Ukraine ne se joindra jamais à l’OTAN. Et tout ça, après une guerre qui a coûté au bas mot la vie à 500 000 personnes, selon des estimations du gouvernement britannique.
« Des détecteurs de métaux sont utilisés par les forces armées ukrainiennes pour rechercher des engins explosifs lors du déminage d’un champ, dans la région de Kherson, en Ukraine, samedi.
« La différence, c’est que cette fois, ce sont les proches de Donald Trump qui se font les messagers du leader autoritaire russe. En haut de la liste de souhaits, ils ont écrit : plan de paix en 28 points de Donald J. Trump. Le secrétaire d’État, Marco Rubio, a affirmé en public que le gouvernement américain était l’auteur de la chose alors qu’il avait dit en privé à des sénateurs que les Russes avaient télégraphié le tout. L’agence Bloomberg rapporte pour sa part que des négociations secrètes entre la Maison-Blanche et le Kremlin ont mené audit plan.
« Qu’importe l’origine de cette funeste liste d’épicerie, elle a reçu l’estampille de Donald Trump, qui a lancé un ultimatum au président ukrainien, le menaçant de mettre fin au soutien des États-Unis si l’Ukraine ne plie pas avant l’Action de grâce américaine, ce jeudi. Avant de changer d’idée sur cette date butoir.
« Le message derrière tout ça, c’est : ne nous faites pas confiance ! », m’a dit lundi l’historienne Marci Shore, jointe au téléphone. Par « nous », elle voulait dire les États-Unis, vous l’aurez compris. Et le conseil s’adresse autant à l’Ukraine qu’à l’Europe et au Canada. « Vous ne pouvez pas gérer avec tact cette administration et forger une relation. Ce n’est pas possible. Vous contemplez l’abîme moral », dit l’ancienne professeure de l’Université Yale, qui s’est jointe cette année à l’École Munk de l’Université de Toronto.
« Historienne américaine, Marci Shore est professeure à l’Université de Toronto depuis le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche. Elle était de passage à Montréal la semaine dernière pour le Salon du livre.
« Comme Jason Stanley, qu’a récemment rencontré mon collègue Yves Boisvert1, Mme Shore est l’une des universitaires américaines qui ont quitté les États-Unis après le retour au pouvoir de Donald Trump. C’est cependant pour son expertise sur l’Ukraine que j’ai contacté l’auteure de La nuit ukrainienne, un livre récemment traduit en français, dans lequel elle se penche sur l’histoire récente du pays. « La seule motivation de Trump, c’est de remporter un prix Nobel de la paix, mais il n’a rien à faire des conséquences », affirme-t-elle.
« Mme Shore peut à peine croire que le plan trumpien permettrait à la Russie de garder le contrôle d’une partie de la population ukrainienne. « Comme si, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, on avait permis à l’Allemagne de continuer à occuper des parties de l’Europe, d’y faire régner la terreur », s’insurge-t-elle.
« Pour elle, le plan actuellement discuté n’est ni plus ni moins qu’une trahison de l’Ukraine qui s’ajoute à celles du passé. Elle rappelle qu’en 1994, la Russie de Boris Eltsine, les États-Unis de Bill Clinton et l’Ukraine ont signé le mémorandum de Budapest. En échange de la dénucléarisation de l’Ukraine, les deux puissances s’engageaient à respecter la souveraineté et les frontières du pays.
« Vingt ans plus tard, en annexant la Crimée, la Russie a violé effrontément cet engagement, sans réelle conséquence. « Le mémorandum ne valait pas le papier sur lequel il a été écrit », dit aujourd’hui l’historienne.
« Depuis le week-end dernier, l’Ukraine et l’Europe font front commun pour recadrer le texte du plan de paix, tout en évitant de froisser la Maison-Blanche. Aujourd’hui, ce sera au tour de la « coalition des volontaires », un groupe de pays qui soutiennent l’Ukraine, incluant le Canada, de tenter de faire pencher la balance.
« C’est le moment ou jamais de démanteler la folle liste de souhaits du Kremlin. Accepter que l’Ukraine se fasse passer le pire des sapins, avec l’aide des États-Unis, équivaudrait à récompenser le crime d’agression. À le normaliser.
« Dans un tel cas, lors d’autres Noëls, l’Europe et le Canada pourraient être les prochains cadeaux réclamés.»
Chronique intitulée
Le pire des sapins russo-américains
Laura-Julie Perreault
La Presse
le 25 novembre 2025

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