26 novembre 2025

La chronique du jour - L’ autre indépendance, une nécessité

« Je dérogerai quelque peu à mes thèmes de prédilection pour vous parler aujourd’hui de souveraineté. C’est un sujet d’autant plus chaud qu’il se joue à une époque où, au sud de la frontière, un régime aux contours de plus en plus autoritaires se transforme en menace existentielle. En matière numérique, comme dans bien d’autres domaines, le président états-unien, Donald Trump, cherche en effet à étendre son impérialisme industriel pour imposer un modèle de marché ultralibéral.


« Vous pensiez que j’allais parler d’une autre forme de souveraineté ? Certes, je l’avoue, j’ai voté Oui en 1995 et je voterai encore Oui si jamais un autre référendum devait avoir lieu au Québec. Voilà, c’est dit. Maintenant que cette question est réglée, passons au programme principal.


« Je vous parle aujourd’hui de souveraineté numérique, alors que le Québec et le Canada cherchent à développer de nouveaux partenariats économiques et à réduire leur dépendance envers les industries états-uniennes. L’enjeu a refait surface au moment où Google, Apple, Facebook (Meta), Amazon et Microsoft, les GAFAM, tentent d’étendre encore davantage leur emprise sur le numérique mondial. La question de l’hébergement des données est au centre de ces rivalités et révèle l’ampleur du défi.


« Il faut comprendre qu’avec la bulle de l’intelligence artificielle, l’(IA), les investissements massifs dans de nouveaux centres de données pour répondre à la demande croissante en hébergement poussent plusieurs États à se questionner sérieusement sur la sécurité et l’intégrité des données qui ne sont pas entreposées sur leur territoire. Mais l’enjeu est encore plus vaste. La souveraineté numérique, au Québec comme au Canada, ne concerne pas seulement l’endroit où les données sont conservées. Elle touche aussi l’identité de celui qui les héberge.


« La question est complexe, mais une explication simple existe. En matière de souveraineté numérique, il faut d’abord dissiper un malentendu tenace. Beaucoup croient qu’héberger leurs données au Canada, sur des serveurs d’Amazon Web Services (AWS) ou de Microsoft localisés physiquement ici, suffit quand vient le temps de les protéger des lois étrangères. Ce n’est malheureusement pas le cas. Dès lors qu’une entreprise est sous autorité états-unienne, ses activités — où qu’elles soient dans le monde — sont assujetties au PATRIOT Act (Providing Appropriate Tools Required to Intercept and Obstruct Terrorism) et au CLOUD Act (Clarifying Lawful Overseas Use of Data).


« Cela signifie que, même si vos données ne quittent jamais Montréal, Québec ou Toronto, une agence américaine peut en exiger l’accès, et l’entreprise devra obtempérer. Autrement dit, on perd une part importante de notre souveraineté dès qu’un acteur états-unien se trouve dans la chaîne. C’est pourquoi, lorsque l’on parle de souveraineté numérique au Québec ou au Canada, la définition doit être sans équivoque. Pour être réellement souveraines, nos données doivent être hébergées ici, dans une infrastructure canadienne ou québécoise, par une entreprise d’ici soumise exclusivement à nos lois.


« Pour comprendre ce que représente concrètement une démarche de souveraineté numérique, il suffit d’observer certains États qui ont décidé de réduire leur dépendance vis-à-vis des géants états-uniens. Le Schleswig-Holstein, dans le nord de l’Allemagne, en est l’exemple le plus abouti. Le land a adopté un poste de travail souverain basé sur Linux et LibreOffice, tout en rapatriant ses outils collaboratifs sur Nextcloud, installé dans ses propres centres de données publics. Une logique semblable se déploie au Danemark, où des municipalités comme Aarhus et Copenhague misent sur LibreOffice ou OnlyOffice, hébergés sur des serveurs municipaux ou nationaux, afin de s’assurer que leurs données demeurent sous juridiction danoise ou européenne.


« L’Italie va encore plus loin avec son ministère de la Défense, qui a fait migrer plus de 120 000 postes vers LibreOffice et qui a adopté le format ouvert ODF comme norme. Cette transition ne visait pas seulement à faire des économies, même si celles-ci sont importantes, mais aussi, et surtout, à répondre à des impératifs de sécurité nationale. Tous les fichiers sont désormais entreposés dans les infrastructures gouvernementales italiennes, à l’abri des lois extraterritoriales états-uniennes.


« La France suit une trajectoire comparable avec sa stratégie du « Cloud au centre », qui exige que les solutions numériques de l’État soient hébergées en France ou en Europe par des opérateurs certifiés.


« Dans ces trois cas, l’idée reste la même : les logiciels libres ne sont qu’un premier pas, la souveraineté se réalise lorsque les données sont conservées dans des infrastructures publiques contrôlées localement.


« Et pendant que l’Europe avance résolument dans cette direction, le Québec en est encore aux premiers pas. Ni les ministères ni la plupart des municipalités ne disposent d’infrastructures publiques capables d’héberger leurs données de manière souveraine, ni même de soutenir l’émergence de solutions d’ici à grande échelle. Des entreprises locales comme Micrologic et la franco-canadienne OVHcloud offrent pourtant déjà des options d’hébergement au Québec, mais elles demeurent peu utilisées par le secteur public.


« Nous dépendons encore largement de Microsoft, d’Amazon et de Google pour nos outils de travail et nos environnements infonuagiques, ce qui nous expose aux lois extraterritoriales états-uniennes. Dans un contexte où les États-Unis glissent vers un autoritarisme assumé et où leur industrie numérique étend son emprise, il devient difficile d’ignorer la vulnérabilité de nos institutions. La souveraineté numérique n’est plus un caprice technologique, c’est une question de sécurité, de résilience et de démocratie. L’Europe l’a compris. Il serait temps que le Québec engage la même réflexion.


« Je ne sais pas si le Québec sera un jour un pays. Mais une chose est certaine : si nous voulons rester maîtres chez nous, il faudra commencer par arrêter de confier nos données, nos services publics et nos institutions à d’autres.»


Chronique intitulée

Parlons de souveraineté

François William Croteau

Le Devoir

le 26 novembre 2025

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