« Le climat s’est tellement envenimé entre le gouvernement et les médecins qu’on ne sait plus qui soigne qui. Le ministre Christian Dubé dit vouloir sauver le système. Les médecins disent vouloir sauver leurs patients.
« Et pendant ce temps, plus de 1 million de citoyens restent sans médecin de famille, tandis que des milliers d’autres attendent une chirurgie ou sur une civière dans un corridor des urgences.
« Le ministre Dubé a voulu lier une partie du revenu des médecins à des objectifs mesurables. Sur papier, ça semble logique : pourquoi ne pas exiger des résultats quand on investit des milliards de l’argent des contribuables ? Mais sur le terrain, la réaction a été immédiate : sentiment d’humiliation, méfiance, colère.
« Quand on donne l’impression à des gens déjà épuisés, dans un système de santé désorganisé et à bout de souffle, qu’on va leur enlever une partie de leur paie s’ils ne cochent pas toutes les cases, il ne faut pas s’étonner que ça explose.
La peur de perdre, c’est humain
« Ce réflexe porte un nom, « l’aversion à la perte », un concept développé par les psychologues Daniel Kahneman et Amos Tversky. Nous réagissons toujours plus fortement à ce qu’on risque de perdre qu’à ce qu’on pourrait gagner. C’est valable dans le sport, dans la vie, au travail… et en politique.
« En d’autres mots, perdre 100 $ maintenant fait plus mal que le plaisir ressenti à en gagner 100 bientôt.
« En liant la rémunération à la performance, le gouvernement a activé sans le dire ce levier psychologique puissant. Mais dans un réseau déjà marqué par la fatigue et la méfiance, ça a vite été perçu comme une provocation.
Deux camps, une même erreur
« Les médecins ont raison de réclamer du respect. Leur réalité est complexe, et leur charge, immense. Mais à force de se retrancher derrière leurs fédérations, ils oublient que les patients, eux, n’ont pas de syndicat pour les défendre.
« Et le gouvernement, lui, a raison de vouloir des résultats au nom des citoyens, qui paient des taxes et des impôts et qui s’attendent en retour à avoir accès à un réseau de santé pouvant les soigner le moment venu. Mais à force de brandir le bâton au nom de la « performance », il oublie que la confiance ne se décrète pas, elle se gagne.
Des questions
« Si c’est vrai, comme les médecins le répètent, que le problème n’est pas le salaire, mais le manque de ressources, de matériel, de salles d’opération et le trop-plein de paperasse et de logiciels désuets, pourquoi ne pas commencer par là ?
« Si le gouvernement veut lier une partie de la rémunération des médecins à la performance, ce qu’il peut légitimement faire à titre d’employeur, qu’il leur donne d’abord les moyens de performer.
« Pourquoi ne pas mieux utiliser les autres professionnels de la santé (physiothérapeutes, pharmaciens, psychologues, diététistes, infirmières praticiennes spécialisées, inhalothérapeutes, etc.) pour libérer les médecins de certains actes ? Est-ce une question d’organisation… ou de corporatisme des fédérations qui freine le changement ?
« Et pendant qu’on y est, nommons l’éléphant dans la pièce : pourquoi nos médecins sont-ils encore rémunérés à l’acte, comme des travailleurs autonomes pouvant s’incorporer, plutôt que salariés de l’État ?
« D’autant plus qu’ils n’ont qu’un seul véritable « employeur » : le gouvernement du Québec. Cette situation hybride, où l’on combine les avantages du privé avec la sécurité du public, entretient une incongruité qui rend toute réforme encore plus complexe.
« Si les médecins étaient des employés de l’État, ils pourraient se consacrer pleinement à ce pour quoi ils ont été formés : diagnostiquer, soigner, opérer, guérir, plutôt que de gérer des locaux, du personnel et des tâches administratives. Et ils bénéficieraient, comme tous les autres employés du réseau, des avantages sociaux et de la stabilité qui viennent avec ce statut.
« La rémunération à l’acte, héritée d’une autre époque, crée une logique de facturation plus que de collaboration. Peut-être qu’avant de parler de « performance », il faudrait aussi parler de structure ?
Revenir à la table, pour de vrai
« Pour le commun des mortels, tout cela est incompréhensible : une guerre de chiffres entre deux camps incapables de parler le même langage. Résultat : chacun parle fort, mais plus personne ne s’écoute.
« Et pendant ce temps, les listes d’attente et les urgences débordent, des médecins partent et les citoyens se sentent pris en otage d’un combat qui ne les soigne pas.
« Difficile de croire qu’autant de gens intelligents, des deux côtés, ne soient pas capables de s’asseoir ensemble pour trouver une solution juste, qui respecte aussi la capacité de payer des contribuables.
« Le Québec n’a pas besoin d’un gagnant. Il a besoin d’un système de santé qui fonctionne. Parce qu’à ce rythme-là, si la peur de perdre continue de guider les deux côtés, c’est tout le monde qui va perdre, en commençant par la population.»
Chronique intitulée
Tout le monde perd quand personne n’écoute
Alain Rayes
collaboration spéciale
La Presse
le 19 novembre 2025

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