17 novembre 2025

Ukraine - Une autre guerre

 

« La guerre russo-ukrainienne d’aujourd’hui n’a plus rien à voir avec celle de février 2022, lorsque Vladimir Poutine lançait ses troupes à la conquête de Kiev. Sur la ligne de front longue de 1200 kilomètres, la prépondérance des drones rend l’usage des blindés et des chars pratiquement inopérant.


« Les règles classiques du combat ont disparu, aussi bien sur le terrain que dans la conduite des opérations », résume au Devoir Oleksandr Kovalenko, analyste militaire ukrainien de renom. Une « zone de la mort » s’étend dorénavant « sur 5, 10, voire 15 kilomètres » derrière la ligne de contact, à portée des drones FPV qui s’en prennent aux civils autant qu’aux militaires. « Et aucune unité mécanisée, composée de chars et de véhicules blindés, ne peut traverser cette zone sans subir de lourdes pertes, souligne l’expert. Seul un commandement totalement indifférent à des pertes colossales peut se permettre d’attaquer dans de telles conditions. C’est précisément ce que fait la Russie, mais non pas avec du matériel lourd, principalement avec des véhicules légers : des motos, des voitures civiles et, parfois de manière presque grotesque, la cavalerie et des bicyclettes… On pourrait croire à une plaisanterie, mais c’est la réalité. »


«Les forces de Kiev, sur la défensive, butent contre la supériorité numérique de l’envahisseur russe, prompt à envoyer des vagues d’hommes pour mener l’assaut. « Voilà ce qu’est la guerre moderne quand l’ennemi dispose d’un nombre bien supérieur de soldats et se moque de ses pertes. Les blindés détiennent un rôle marginal. Ils ne retrouveront un rôle décisif que lorsque l’on trouvera une solution pour contrer les drones et quand l’ennemi aura épuisé ses ressources humaines », poursuit M. Kovalenko.


Nœud de la guerre

« C’est à Pokrovsk — nœud ferroviaire et routier sur lequel les forces russes s’acharnent depuis l’été 2024 — que se joue l’essentiel de la bataille du Donbass. La ville de l’Est ukrainien subit d’ores et déjà des infiltrations par centaines, et Moscou tente de l’assiéger afin d’ainsi piéger les derniers défenseurs ukrainiens qui tiennent la résistance. S’il reconnaît une situation « très difficile », Oleksandr Kovalenko se refuse à parler d’encerclement total de Pokrovsk. Il rappelle également une propagande russe qui, ces derniers mois, claironnait la chute imminente de la cité martyre. « Mais un an plus tard, on voit qu’elle tient toujours et que l’opération visant à capturer rapidement ce nœud logistique clé s’est transformée en une boucherie pour l’armée russe. »


« L’autre défi, pour les forces armées de Kiev, réside dans l’acheminement de renforts et le ravitaillement des troupes au cœur des combats, toujours postées à Pokrovsk ou dans la ville voisine de Myrnohrad. En cause, une logistique ukrainienne qui demeure sous le feu des drones, rendant tout déplacement entre le front et l’arrière des plus dangereux. La rotation des soldats devient ainsi plus ardue dans l’Ukraine en guerre de 2025, forçant parfois des fantassins à rester plus de 150 jours sans interruption sur une position avancée, tout en se faisant larguer munitions, denrées et cigarettes à l’aide de drones ukrainiens. 


« S’il est impossible de se rendre sur une position en véhicule — parce que toute machine visible à l’horizon est immédiatement détruite —, alors il faut mettre à profit la dernière invention en date : on utilise nos jambes », ironise Maks, un commandant au sein de la 14e brigade d’assaut, combattant dans le secteur de Pokrovsk.


« Sur le champ de bataille, l’évolution des tactiques est notable, celles-ci étant « surtout tributaires de la météo », explique l’officier. Il note que la campagne russe de l’été dernier fut marquée par une utilisation massive de drones à fibre optique, capables de déjouer les systèmes de brouillage. Le soldat décrit aussi les manœuvres visant à harceler les lignes de défense ukrainiennes ; d’abord, une utilisation de drones « Gerbera », qui tournoient dans le ciel afin d’épuiser la défense aérienne. Puis, l’envoi de Shaed, un autre type de drones kamikazes, et de bombes aériennes guidées, chargées de 250 à 500 kilos d’explosifs. 


« Quant aux assauts terrestres, « ils envoient d’abord des soldats à moto », explique Maks, avant de conclure : « On fait ensuite décoller nos drones pour les attaquer, mais cela épuise nos capacités. Et voilà qu’ils envoient leurs blindés. Ils jouent littéralement aux échecs : ils sacrifient des vagues de soldats pour avancer, comme si c’était de la chair à canon. »


Article intitulé

En Ukraine, la guerre a changé de nature *

Patrice Senécal à Kiev

avec Sarah Boumedda

Le Devoir 

le 15 novembre 2025

*Ce reportage a été réalisé grâce à une bourse du Fonds québécois en journalisme international. 

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