« Il y a une idée profondément ancrée dans une partie de la population francophone du Québec : lorsqu’un anglophone cherche à parler français, passer automatiquement à l’anglais serait « être poli ». C’est une politesse qui part d’une bonne intention, j’en conviens, mais qui produit exactement l’effet inverse de ce que nous souhaitons tous : une société où le français est vivant, partagé, inclusif et réellement transmis.
« Pourquoi, ici, serait-ce un geste de courtoisie que de changer de langue, alors que, partout ailleurs au Canada, ce même geste n’existe presque jamais en sens inverse ? On ne qualifierait pas d’« impolitesse » le fait qu’un Britanno-Colombien ou un Torontois ne passent pas spontanément au français lorsqu’un Québécois francophone s’adresse à lui. Et dans un contexte d’affaires, personne là-bas ne s’attend spontanément à une accommodation linguistique vers le français. Alors pourquoi cette politesse à sens unique devrait-elle s’imposer ici, chez nous ?
« Il n’existe, pourtant, qu’une seule façon d’apprendre une langue réellement et de la parler fluidement : l’immersion. L’exposition quotidienne, les essais, les erreurs, la répétition, les conversations bancales, mais bien intentionnées. En changeant de langue trop vite, on coupe ce processus au moment même où il devient le plus important. On croit faciliter l’échange, mais on empêche en réalité une personne de se sentir autorisée à s’exercer et à gagner en confiance.
« Ce dont nous avons besoin, ce n’est pas d’un automatisme vers l’anglais, mais d’un réflexe collectif d’accompagnement. Un sourire, un mot reformulé, une phrase répétée plus lentement. Le bâton ne fonctionne pas. L’approche carotte, comme on dit, oui : encourager, valoriser, donner le temps. C’est ainsi que des milliers de nouveaux arrivants pourront trouver leur place dans la langue commune, non pas par contrainte, mais par intégration naturelle.
« Je parle ici en connaissance de cause. Je ne suis pas seulement un immigrant au Québec : je suis issu d’une famille immigrante québécoise… mais au New Hampshire. Ma famille, comme des millions d’autres familles arrivées en sol américain ou canadien, n’a jamais vu l’anglais comme un obstacle ou une menace. C’était la langue de là où nous vivions, point. Nous nous y sommes adaptés. Et mes parents n’ont jamais reçu les moindres attention ou sensibilité linguistique comparables à ce que les Québécois accordent spontanément aux anglophones.
« Lorsque j’ai choisi, il y a dix ans, de venir vivre au Québec, j’ai choisi délibérément une société différente. Une société francophone, profondément ancrée dans sa langue et son histoire. Je ne suis pas le seul : beaucoup d’immigrants s’installent ici précisément pour cette singularité. Oui, le Québec a ses défis, et les chroniqueurs les énumèrent fréquemment — accès à la francisation, lourdeurs administratives, contradictions politiques. Mais ces défis ne changent rien à une réalité : les gens viennent ici parce que le Québec est le Québec. Et cette différence est un atout, non un inconvénient.
« Aujourd’hui, plusieurs dénoncent — avec raison — les difficultés d’accès à la francisation. Mais si le gouvernement rend la tâche plus ardue, cela ne signifie pas que nous, comme citoyens, devons baisser les bras. Au contraire, cela renforce notre responsabilité de tendre la main. Nous pouvons tous aider, tous les jours, à transmettre notre langue. Et une personne immigrante qui veut pratiquer le français n’a pas besoin qu’on lui retire cette chance au nom d’une fausse politesse.
« Certaines personnes affirment que le fait de maintenir la conversation en français mettrait l’autre mal à l’aise. Je prétends le contraire : la plupart du temps, c’est un signe de respect. C’est reconnaître que la personne est capable. C’est lui offrir l’espace d’apprendre. Et c’est aussi protéger ce qui fait notre force collective : un milieu de vie francophone où l’on peut grandir, travailler, entreprendre, créer, aimer et débattre en français.
« Ce qu’il faut éviter, c’est la culpabilisation — envers les nouveaux arrivants, mais aussi envers les Québécois francophones qui veulent bien faire. Il faut plutôt revenir à une idée simple et généreuse : la langue n’est pas un mur, mais un pont. Et ce pont, nous pouvons tous contribuer à le construire si nous acceptons de laisser au français sa place naturelle dans la conversation.
« Si tant de gens choisissent le Québec, ce n’est pas malgré le français, mais souvent grâce à lui. Le vrai obstacle n’est pas la langue : ce sont les portes que nous fermons nous-mêmes en changeant trop vite de registre. Gardons le français. Lançons des perches. Aidons. Accueillons. Et, surtout, cessons de nous convaincre que parler français à quelqu’un qui apprend le français serait un manque de politesse. C’est tout le contraire : c’est un cadeau. »
Texte intitulé
Un vrai geste de politesse est d’aider les nouveaux arrivants
à s’enraciner en français
Rémi Francoeur
Franco-Américain installé à Montréal depuis 2015
Le Devoir
le 14 novembre 2025

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