« Rien n’est plus profitable, pour une cause, qu’un martyr. Parlez-en au Vatican. Leur crucifié est mort depuis un peu plus de 2000 ans et, pourtant, son message continue de résonner sur la planète entière. La chrétienté serait-elle aussi forte si son fondateur avait vécu une sage retraite, taquinant le poisson du lac de Tibériade, avant de s’éteindre dans le sommeil du juste ?
« La droite américaine vient de trouver son martyr. Elle compte en tirer un profit considérable. Ce n’est que justice : la gauche avait trouvé le sien le 25 mai 2020 en George Floyd. S’en était suivi le plus grand mouvement de protestation depuis les années 1960, des manifestations souvent émaillées de violence, mais débouchant sur une salutaire revue des pratiques policières et sur l’absurde revendication de « définancer la police ». Les républicains allaient tirer de ce slogan un argument apte à mobiliser une partie des banlieues tenant à leur sécurité.
« Charlie Kirk n’est pas la seule victime récente du recours à l’assassinat comme moyen d’expression. Davantage d’élus démocrates que de républicains en ont été victimes, y compris depuis deux ans. Et le plus grand mouvement politique violent du siècle aux États-Unis fut la prise du Capitole par les troupes mobilisées par Donald Trump en janvier 2021.
« Si Kirk est le Floyd de la droite, c’est qu’il présente des caractéristiques idéales. Il s’agit d’un jeune homme, père de famille, profondément chrétien, aussi éloquent que sympathique, qui incarnait une valeur cardinale de l’Amérique, la liberté d’expression. Se déplacer de campus en campus non pour discourir mais pour débattre avec chaque personne souhaitant confronter son opinion avec la sienne témoignait de son cran et de son goût du débat. Il était un proche de Donald Trump, de ses fils et de sa garde rapprochée. Il faisait partie du premier cercle. On lui prévoyait un grand avenir.
« L’équipe présidentielle a donc des raisons personnelles et politiques de construire autour de lui un mouvement qui dépasse l’évocation mémorielle pour propulser plus avant encore son programme conservateur. Pour réussir, il faut faire de son décès une affaire nationale, qui dure dans le temps : le vice-président J.D. Vance comme porteur du cercueil ; des drapeaux en berne dans tout le pays pendant des jours ; l’organisation d’une cérémonie dans le gigantesque State Farm Stadium de l’Arizona, d’où Kirk est natif. Y participeront Donald Trump et plusieurs de ses secrétaires d’État. Des prières auront lieu à Washington, Dallas et… Londres.
« La question est de savoir comment le pouvoir trumpiste utilisera l’énergie de cette célébration pour modifier des lois. On connaît déjà la direction qu’il compte emprunter. Trump a clairement établi que les coupables étaient « la gauche radicale », un terme qu’il utilise pour décrire la totalité de ses adversaires de gauche. Lui qui, pendant la campagne, traitait Kamal Harris de « communiste » et de « fasciste ». Lui, qui a offert son pardon à 1500 condamnés de l’assaut du Capitole, estime que s’il existe à droite des gens radicalisés, ils le sont pour de bonnes raisons : « Ils sont contre le crime. »
« Il n’est pas question pour lui d’apaiser le débat, mais de sévir contre la gauche radicale. Comment ? Il avait déjà ouvert une enquête sur l’organisation du milliardaire George Soros, Open Society Foundations, connue pour financer des organisations de gauche comme les milliardaires de droite le font pour la droite. Trump veut démontrer que Soros finance « davantage que des manifs — il s’agit d’agitation, d’émeutes dans les rues ».
« Un intéressant glissement sémantique a eu lieu alors que J.D. Vance animait le célèbre balado de feu Kirk. « Il faut parler du caractère extraordinairement destructeur de l’extrémisme de gauche qui s’est développé ces dernières années et qui est une des raisons, je crois, de l’assassinat de Charlie. » Son invité Stephen Miller, conseiller du président, a fait un pas de plus. « Nous allons canaliser toute notre colère contre ces campagnes organisées qui ont conduit à cet assassinat et démanteler ces organisations terroristes. » C’est ainsi qu’on est passé de gauche radicale à extrémiste, puis à terroriste.
« Notons qu’il n’y a pour l’instant pas la moindre preuve que l’assassin de Kirk ait été lié à une quelconque organisation.
« Miller dit tenir ses ordres de marche du martyr lui-même : « Le dernier message que Charlie Kirk m’a laissé avant qu’il ne rejoigne son Dieu au ciel est qu’il fallait que nous démantelions les organisations de la gauche radicale dans ce pays qui fomentent la violence », a-t-il dit à Fox News. Il a ajouté vouloir s’attaquer bien sûr à la violence, mais aussi « aux campagnes organisées de déshumanisation, de dénigrement ».
« La cheffe de cabinet du président, Susie Wiles, a levé le voile sur le véhicule législatif envisagé. « On travaille sur un plan complet sur la violence en Amérique, l’importance de la liberté d’expression et de la civilité, les façons de composer avec ce qu’on ne peut désigner que comme des groupes haineux qui peuvent susciter ce genre de comportement. »
« On sent une double volonté. S’en prendre aux organisations de gauche, suspectées d’induire la violence par leur comportement, et s’en prendre à l’expression « haineuse » qui en découle. Voilà pourquoi l’expression « wokisme de droite » est en vogue. Les guerriers sociaux wokistes voulaient interdire les propos offensant leurs convictions. Les wokistes trumpistes semblent vouloir faire de même avec les propos qui critiquent leur vision du monde. Car, comme le dit Stephen Miller, « le sort de millions de personnes dépend de la défaite de cette idéologie maléfique ».
« Le sang du martyr n’aura donc pas coulé en vain. Le pasteur Luke Barnett, de Phoenix, d’où Kirk produisait son balado, déclarait au New York Times : « Je peux maintenant envisager 10 000 Charlie Kirk se dressant dans les campus partout en Amérique, proclamant la vérité de Jésus Christ. »
Article intitulé
Du bon usage des martyrs
Jean-François Lisée
Le Devoir
le 17 septembre 2025
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