24 décembre 2025

Un témoignage bouleversant - « Allumer une lumière dans ce désespoir »


« Quand je ne vois plus de lumière au bout d’un désespoir, je me dis souvent à voix basse : « Oh, Québec, qu’ai-je fait de mal ? » Comme si le Québec était une sorte de dieu cruel qui écrase ma vie quelque part, dans le vide. Je ne savais pas que la migration, la traversée pouvait être si épuisante.


« J’ai parfois l’impression que le temps s’écoule différemment : un seul jour coincé dans cet appartement de la rue Saint-Marc équivaut à une semaine en Haïti, mon pays d’origine. J’ai grandi dans un quartier sans loisirs, sans bibliothèque ni centre communautaire. Sans évoquer tout ce que mes yeux d’enfant taciturne ont vu : manifestations politiques, débris de barricades et de corps… Il y avait une vraie guerre entre les quartiers.


« J’habitais à Déchaos, un coin à la population pro-Aristide, l’ancien prêtre président haïtien. Pas trop loin, il y avait Raboteau, anti-Aristide. Les affrontements étaient d’une grande intensité. 


« Ces brutalités ont fait de moi aujourd’hui un homme déchiré quand je pense à mon pays. Une brûlure invisible couve en moi.


« Je pense à ces affrontements, à ces corps, voix et visages, à tous ces bruits. Je m’interroge sur la violence : ce qu’elle a fait de nous, ce qu’elle a brisé, mais aussi ce qu’elle a laissé vivant. C’est peut-être pour cela que je trouve le roman de Javier Cercas, À la vitesse de la lumière, si important. La guerre et la violence emportent toujours une part de nous, comme un vent qui arrache des feuilles à l’arbre et laisse ses branches nues s’incliner dans le vide. Il est presque impossible de chasser les peines, le passé douloureux… tout ce qui nous ronge de l’intérieur. Plus je grandis, plus leur poids me pèse, et plus je deviens sensible à leur présence au fond de moi. Mon grand défi est de transformer ces poids en force, en lumière.


« Je viens d’un pays dirigé par des hommes et des femmes politiques qui aiment le chaos. Ils adorent s’y engouffrer un peu plus chaque jour, avec fierté, en plus. J’aurais pu rester pour fonder un centre communautaire dans mon quartier, partager des livres, inviter des intellectuels à présenter des conférences, des expositions, des ateliers de dessin. Mon quartier en a grand besoin. Je ne sous-estime jamais la puissance de la culture : c’est elle qui m’a ouvert au monde et à plus de sensibilité. Elle m’a protégé d’une ombre qui voulait me dévorer, me ronger. Une ombre qui voulait m’enfermer dans une petite chambre, sans lumière, sans espoir. Et là, elle est apparue. Elle m’a appris à regarder le monde et les humains, non pas seulement dans les yeux, mais dans le cœur, dans l’âme.


« Mais ça devenait pire chaque jour. J’ai été obligé de partir. Quand je reviendrai, j’espère avoir assez de force pour poursuivre ce rêve.


« Oh, Québec, qu’ai-je fait de mal ? » Je ne peux rien demander de plus à ce pays. Il m’a ouvert ses bras avec générosité. J’appelle ça la générosité québécoise. Je le remercie aussi de me donner conscience de ce que je suis.


« Immigrer, c’est se confronter à soi-même et prendre conscience de qui l’on est et d’où l’on vient.


« Depuis mon installation, j’ai conscience que je suis un Noir, que je fais partie des minorités. On dit minorité visible. Que je viens d’un pays pauvre. Mon passeport n’ouvre pas toutes les frontières. On me demande toujours d’où je viens, et depuis combien de temps je suis arrivé ici. J’ai conscience que je suis un étranger. Quand je dis que ça fait quelques mois, on me regarde comme un étranger étrange.


« La question qui revient sans cesse est : « Quel est votre statut ? » Permis de travail ouvert. Très, très ouvert. Demandeur d’asile. Permis d’études. Votre statut est important. Quel est votre statut, encore ? Citoyen du monde de souche. Et la fameuse : « Pourquoi êtes-vous venu ici ? » Parce qu’il y a ma place ici. C’est un pays où il y a de la place pour tout le monde, non ? Et puis vous avez toutes les saisons. J’ai toujours rêvé d’être un homme de toutes les saisons.


La honte

« J’ai ressenti de la honte quand, lors d’une réunion, quelqu’un a pris Haïti comme exemple pour montrer comment fonctionnent les pays pauvres. Ou quand j’ai dit à une dame durant une rencontre que je viens d’Haïti, et qu’elle m’a répondu aussitôt : « Le budget d’Haïti dépend toujours de l’aide humanitaire. » J’ai passé la journée à réfléchir à ça. Ça m’a un peu choqué. C’est la vérité, mais je n’avais pas conscience de tout cela. Conscience que nous sommes l’exemple quand on parle de pauvreté, de chaos, de misère. Elle aurait pu dire : Haïti est le pays de René Depestre, d’Hector Hyppolite, d’Anthony Phelps, d’Anténor Firmin, de Georges Anglade… Je suis fier d’être cet Haïtien-là.


Quand le Québec ouvre ses portes

« C’est ici, au Québec, que j’ai aussi réalisé que je n’avais pas eu assez accès à la culture. J’ai vu des toiles de Picasso et de Matisse physiquement à 28 ans, au Musée des beaux-arts de Montréal. Je regarde ces toiles, ces livres, ces visages, et je comprends : chaque jour ici est un pas en avant vers le monde, mais aussi un pas en arrière vers mon origine. Parce qu’on porte son pays dans la peau. C’est votre identité. Et l’Occident vous regarde parfois non pas à partir de votre cœur, de votre humanité, mais de votre origine. On vous rappellera toujours qui vous êtes. Qui suis-je ?


« Comment serais-je si je n’avais pas fait le voyage ? Je ne saurais rien de ce qu’on pense de moi. Je n’aurais pas conscience de qui je suis. « Oh, Québec, qu’ai-je fait de mal ? » Québec n’est pas le dieu qui enfonce ma vie dans le chaos. Montréal m’apprend à tendre les bras au monde et à accepter mes propres racines. Et peut-être qu’un jour, je reviendrai dans mon pays avec ces regards, ces tendresses, ces intelligences que j’ai croisés ici, pour les partager avec les jeunes, pour allumer une lumière dans ce désespoir. »


Témoignage intitulé 

J’appelle ça la générosité québécoise

Marc Sony Ricot 

Chroniqueur littéraire et présentateur de balado 

La Presse

le 24 décembre 2025

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