« Pousser la porte du Vinh Hing, à deux pas de la station de métro Côte-Vertu, et sentir la chaleur d’un bouillon qui s’élève comme un souvenir. Dans cette vapeur, il y a tout ce que j’ai été, tout ce qui m’a construit, tout ce que d’autres craignent encore sans comprendre que c’est là que bat le cœur du pays.
« Je m’assois, et autour de moi, les conversations se plient et se déplient comme un éventail. Des enfants de deuxième génération, dans tous les sens du terme, passent du français à l’anglais, du vietnamien au cantonais, dans une fluidité qui n’a rien d’un effort. C’est une musique, une grammaire intérieure, un souffle partagé. Ils ressemblent à mes cousins, à mes voisins, à l’enfance qui court encore quelque part en arrière-plan.
« Dans Saint-Laurent, ancienne ville qui est désormais un arrondissement de Montréal, où une bonne partie de la population est musulmane, personne ne s’étonne de voir des bols fumants de pattes de porc atterrir sur les tables. Les prophètes du lobby halal ou du lobby végane auraient bien du mal à trouver ici la panique qu’ils annonçaient. Le bouillon continue de rire doucement dans sa marmite.
« Pendant que je regarde tout ça, je repense à ces discours qui agitent un fantôme, celui du multiculturalisme à la Trudeau père, présenté comme une menace ou une dilution. Pour moi, ce prétendu cauchemar, c’était la cour d’école, la rue, l’adolescence qui m’a façonné. On s’alarme aujourd’hui qu’un enfant sur trois a une mère née à l’étranger, dont la mienne, mais c’était déjà mon monde dans les années 1980 et 1990.
Un centre plutôt qu’un rempart
« Saint-Laurent est pour moi la preuve tranquille que la loi 101 a porté ses fruits. Pas dans l’assimilation rapide dont rêvaient certains, mais dans la coexistence des langues, dans la diglossie vivante, dans cette manière de faire du français un centre plutôt qu’un rempart.
« Chaque retour dans le Vieux-Saint-Laurent me rappelle que ce n’est pas le Hochelaga ou le Centre-Sud que j’ai choisi plus tard. C’est un autre territoire, une respiration différente, une ville dans la ville qui continue de se transformer sous mes pas.
« Au moment où Gérald Godin écrivait le poème Tango de Montréal, en 1983, le métro ne se rendait pas encore à Ville Saint-Laurent. Ce coin du nord de l’île était alors sa propre ville, un lieu d’accueil pour les vagues d’immigration, celle des boat people, celle des Libanais qui allaient fonder plus tard une des plus grandes enseignes d’épiceries du Québec, les marchés Adonis. Aujourd’hui, ce n’est plus l’absence du métro qui définit l’endroit, mais bien la ligne 121, qui file entre Côte-Vertu et Sauvé et relie deux stations comme on relie deux rives d’un même récit.
« Et quelque part dans ces rues qui s’ouvrent et se referment, dans ces classes d’accueil où les langues s’apprivoisent avant de se déployer, une enfant de l’école Cardinal-Léger est devenue, contre toute attente, la co-porte-parole indépendantiste d’un petit parti de gauche que beaucoup aiment dénigrer.
« Ainsi va Montréal. Il fabrique ce que personne n’avait vu venir.
« Ainsi va le Québec. Il se réinvente dans les interstices, là où les récits officiels ne regardent jamais.
« Et chaque fois que je m’assois au Vinh Hing, que la vapeur me monte au visage, je me dis que c’est dans cette ceinture fléchée de fibres venues d’un peu partout que je me sens chez moi.»
Lettre d’opinion intitulée
Mon Québec, c’est parfois un simple geste
Léonard Minh Anh Langlois
Montréal
Le Devoir
3 décembre 2025

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