01 décembre 2025

Faire reculer la nervosité ambiante 10 secondes à la fois


« Un soir de panne dans une petite épicerie de quartier, tout semble se gripper : terminaux éteints, file qui s’allonge, nerfs à vif. Pourtant, en prenant quelques secondes de plus pour se parler, les voisins transforment la scène en coopération improvisée. Et si une politique des dix secondes pouvait rendre nos villes un peu moins nerveuses ?

« Ce décalage minuscule est au cœur de ce que j’appelle la « politique des dix secondes ». Dans une ville où tout est minuté — horaires précaires, transports saturés, notifications permanentes —, quelques secondes données gratuitement ont l’air dérisoires. En réalité, elles coûtent moins cher que leurs équivalents négatifs : les secondes refusées à l’autre reviennent souvent en ruminations, en tensions, en conflits évitables.


Cette politique repose sur trois gestes simples

« Le premier consiste à rendre un peu de noms à un environnement saturé de fonctions. Une fois par jour, demander le prénom d’une personne que l’on croise sans la voir vraiment : concierge, livreur, employé de caisse. Le prénom ne règle ni l’inflation ni la crise du logement, mais il brise légèrement l’anonymat fonctionnel. Au lieu d’une interface anonyme, il y a quelqu’un.


« Le deuxième geste est une petite marge de temps volontaire. Deux fois par jour, accepter de « perdre » consciemment quelques secondes : laisser sortir les gens avant de monter dans le métro, renoncer à forcer le passage dans une file, attendre qu’une poussette franchisse un seuil. Ce que l’on cède en temps, on le récupère souvent en paix mentale. Moins d’accrochages, moins d’insultes, moins d’adrénaline inutile. On constitue ainsi une réserve de calme, une monnaie civique discrète qui peut être investie ailleurs : dans l’attention à un voisin, dans l’énergie pour participer à une réunion, dans la créativité que le stress permanent stérilise.


« Troisième geste : tenir une porte plus longtemps, mais de manière ciblée. Pour une personne âgée, un voisin en béquilles, un parent aux bras chargés. Il ne s’agit ni d’héroïsme ni de politesse décorative, mais d’une petite redistribution de la charge : un effort minime là où la contrainte est manifestement plus lourde pour l’autre. On pourrait parler de microjustice compensatoire : un rééquilibrage symbolique dans une ville très inégalement fatiguée.


« Ces gestes demandent une forme de vigilance de chaque instant, un petit décalage intérieur. Il s’agit de remplacer le pilote automatique de l’efficacité par une brève suspension : choisir activement de ralentir la transaction sociale pour en faire une interaction. Cela suppose de sentir monter la nervosité — le réflexe de se faufiler, de soupirer, de répondre trop vite à une notification — et de décider, pendant dix secondes, de ne pas lui obéir.


« Reste une objection légitime : qui peut se permettre ces secondes offertes ? Pour celles et ceux qui cumulent emplois instables, trajets longs et inquiétude financière, chaque détour se paie. Reconnaître cette asymétrie est essentiel. La politique des dix secondes n’est pas une morale qui culpabilise les plus épuisés ; elle est plutôt une invitation à celles et ceux qui disposent d’un peu plus de marge à partager ce privilège sous forme de microtemps donné.


« Sur le plan politique, l’enjeu n’est pas anodin. Une ville saturée de petites humiliations nourrit le ressentiment et le repli, sur lesquels prospèrent tous les discours de fermeture. À l’inverse, une ville où les interactions coûtent un peu moins cher — en temps, en énergie nerveuse — libère un espace pour autre chose : un mot échangé sur le palier peut mener à une invitation à une assemblée de quartier ; la capacité de souffler, acquise dans la journée, donne l’envie de participer à un débat public plutôt que de rentrer directement se barricader chez soi.


« Les grandes décisions collectives ne naissent pas dans le vide. Elles ont besoin d’un terrain humain où la confiance minimale n’est pas entièrement érodée. Dix secondes offertes ici ou là ne renverseront pas le capitalisme ni la crise climatique. Mais elles peuvent, une poignée de gestes à la fois, faire reculer cette nervosité permanente qui étouffe la vie démocratique. Avant le prochain grand discours sur le vivre-ensemble, il faudra bien que quelqu’un, quelque part, accepte de tenir une porte. Comme dans cette épicerie, un soir de panne.»


Lettre d’opinion intitulée

Dix secondes contre la ville en crise de nerfs

Ersun Augustinus Kayra

essayiste

Le Devoir

le 22 novembre 2025

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire