13 décembre 2025

Lettre d’opinion - L’IA, une nouvelle forme d’aliénation


« J’enseigne la science politique au niveau collégial depuis près de 15 ans. Cette profession est pour moi une vocation ou plutôt je devrais dire mon ikigai. Ce concept japonais appelle à trouver sa raison d’être à l’intersection de ces quatre dimensions de notre vie : faire ce que nous aimons, faire ce dont le monde a besoin, faire ce pour quoi nous sommes rémunérés et faire ce en quoi nous sommes doués. C’est un grand privilège non seulement d’avoir trouvé mon ikigai, mais surtout de pouvoir l’exercer au quotidien.


« J’ai toujours eu une certitude ; une magnifique carrière se trouvait devant moi. Or, depuis que l’intelligence artificielle (IA) s’est immiscée dans nos vies, cette conviction s’épuise, car l’IA heurte mes valeurs et les raisons pour lesquelles j’aime enseigner. Je suis passionnée par les sujets que j’enseigne et j’aime transmettre mes connaissances afin que mes étudiants, qui sont aussi mes concitoyens, comprennent les rouages de la politique et les enjeux au cœur de l’actualité. Enseigner afin qu’ils puissent réfléchir par eux-mêmes et développer un jugement éclairé.


« Nous vivons un changement important de paradigme dans notre société, car nous déléguons progressivement notre intelligence à des machines. L’IA, et plus largement les technologies numériques, génèrent d’importants enjeux éthiques et politiques, transforment notre rapport à la connaissance, la manière dont nous apprenons et même notre conception de ce qu’est penser.


« Le développement de ces outils dépasse la capacité d’action de nos institutions politiques. Trop peu, voire aucune réglementation n’est imposée aux entreprises technologiques pour protéger le bien commun. Une discussion démocratique s’impose afin de décider collectivement des paramètres, des finalités et des limites que nous voulons donner à l’IA. Pour l’instant, ces technologies s’imposent à nous sans véritable consentement citoyen. On se retrouve enchaîné à ces outils technologiques alors qu’ils ne respectent pas notre vie privée en captant massivement nos données, reproduisent des biais systémiques, fragilisent la souveraineté numérique des États, contribuent à une pression environnementale accrue et posent de réelles menaces pour nos démocraties.


« Dans ce contexte, il est impératif que les étudiants développent leur esprit critique pour comprendre les nombreuses conséquences qu’engendre l’IA sur les plans éthiques et politiques ; cependant, celle-ci nuit gravement au développement de leur esprit critique. La technologie nous dépossède de nous-mêmes ; voilà une nouvelle forme d’aliénation propre au capitalisme numérique.


« Des études commencent à démontrer les effets délétères de l’utilisation de l’IA et nous pouvons déjà en observer les répercussions chez nos étudiants : esprit critique moins développé, difficulté à structurer et à communiquer ses idées, créativité altérée, désintérêt et difficultés importantes à fournir un effort et à persévérer, désengagement, manque de confiance en soi et perte de sens.


« Plusieurs questions s’imposent. Quel est le sens de notre enseignement ? Qui veut encore apprendre ? Devons-nous encore enseigner aux étudiants à rédiger des dissertations ou des travaux de recherche alors que l’intelligence artificielle peut le faire à leur place en quelques secondes ? Ces exercices intellectuels sont essentiels pour apprendre à penser, analyser, organiser des idées, comprendre la complexité du monde et développer son esprit critique. Ils sont au cœur même de la mission de l’éducation.


« Alors, maintenant, comment peut-on enseigner afin que notre mission ait du sens ? Comment éviterons-nous de sombrer dans une société abrutie ? Comment resterons-nous humainement intelligents et non artificiellement intelligents ?


« Il faut s’empresser d’y réfléchir et de grâce, ne laissons pas l’intelligence artificielle y répondre à notre place !»


Lettre d’opinion intitulée

Cette intelligence qui nous abrutit

Valérie Leduc

professeur en science politique

Le Devoir

le 13 décembre 2025

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