« La routine est une petite route, un sentier bien tapé par le quotidien pour faciliter l’ordinaire des jours. Je l’aime autant que je m’en méfie. L’aisance que j’y gagne me libère l’esprit comme le cœur, qui peuvent ainsi s’aventurer ailleurs. Mais son confort redoutable peut reléguer à la semaine des quatre jeudis l’aventure autre que rêvée.
« Cela dit, à notre époque, présenter la routine sous le jour d’un tranquille artisanat domestique s’avère trompeur. Depuis un siècle ou deux, les cadences se sont tellement accélérées qu’elles ont rompu le lien avec les rythmes du vivant. Nous courons souvent ventre à terre, à travers nos agendas sur quatre étages. Dans ce contexte, la routine devient souvent une autoroute à péage tentant de rendre possible l’impossible exigé.
« Le temps des Fêtes pourrait être une occasion providentielle de quitter cette autoroute pour prendre un chemin de traverse, loin du bruit et du sifflet des injonctions nous pressant de faire ceci ou cela. À condition, bien sûr, de ne pas retracer dans la blanche vacance de l’agenda le plan cartésien de l’horaire habituel, quadrillé comme un document Excel. Vacances et performance ne riment qu’accidentellement !
« Mais savoir ralentir n’est pas si simple pour des êtres aussi bien conditionnés que nous. D’où la pléthore de gourous en tous genres dont les cours et les livres, souvent coûteux, veulent nous réapprendre à respirer, à faire le vide, à nous recentrer sur notre propre cœur — qui n’est rien sans celui des autres, détail souvent omis…
« Permettez-moi de vous transmettre les coordonnées d’une grande sage mi-sorcière mi-fée qui, annuellement et pour notre plus grand bonheur, fait la tournée des pays froids. Ses séminaires ont ceci de spécial qu’ils peuvent accueillir un nombre illimité de participants. Pour être informé du lieu et de l’heure de ses conférences silencieuses et toujours gratuites, vous n’avez qu’à consulter les bulletins météorologiques ; je parle de la neige.
« De tout ce qui nous tombe sur la tête, et Dieu sait qu’il nous en tombe dessus, la neige est la chose la plus légère. Rien de plus délicat ne tombe du ciel. Et c’est déjà beaucoup. Mieux encore, rien ne tombe plus lentement qu’elle. On dirait Newton qui rêve à sa blonde, après le temps des pommes. Immaculée, légère, lente, diverse, silencieuse, telle est la neige. Bon, parfois elle passe en coup de vent de nordet, d’accord. Mais les soirs de conférence et les matins de ses ateliers, je vous le conseille : soyez présent. Sortez. Regardez. Regardez — longuement — la neige tomber. Il vous arrivera quelque chose…
« Vous aurez l’impression que le temps ralentit. Et comme le temps est relatif, de fait, il ralentira. Hypnotisé, vous sentirez se faire en vous un grand vide qui, paradoxalement, vous comblera, une étonnante plénitude. Le nombre et la diversité des flocons y contribuent certainement. Vous aurez l’impression d’être au milieu d’une multitude d’instants simultanés. Au centre d’une métaphore figurant cette minute diversement vécue par chacun et chacune au moment où vous vivez, vous, cet instant neigeux. (Toutes mes excuses aux comptables de la SQDC ; ce recours à la gratuité de la simple conscience n’aura qu’une faible incidence sur vos affaires courantes, ne vous en faites pas.)
« Il y a encore plus beau… Contrairement au temps, qui, sans cesse, nous semble disparaître, sa métaphorique sœur s’accumule à nos pieds, s’entasse, prend ses aises.
« Après avoir ralenti nos pensées, voici qu’elle ralentit nos pas. Elle arrive même parfois à fermer l’autoroute. Avouez qu’elle fait tout son possible pour passer son message. Elle demande même l’aide d’un très vieux pote à elle : le silence. Il répond toujours « présent » à son invitation. Il adore s’étendre dans ce temps floconneux et s’y dessiner des ailes, comme font les petits anges en bottes d’hiver. Le silence de la neige a beaucoup à nous dire. La neige sait des choses au sujet du silence.
« Pelles et grattes, plus prosaïques, voient la chose autrement. Mais n’est-ce pas également un temps des plus précieux que celui de déneiger l’entrée de sa vieille voisine, d’aider un inconnu à se sortir du banc de neige ? Y a-t-il moment plus cher que celui de creuser un fort pour ses enfants ? Pousser cette grosse boule blanche qui va grossissant, y a-t-il plus belle façon d’imaginer Sisyphe, heureux ?
« Le temps des Fêtes, c’est déjà le temps des présents. Pourquoi n’en ferait-on pas le temps de la présence ? Qu’y a-t-il de plus précieux à prendre et à donner que notre propre temps ? Pourquoi ne ferait-on pas du temps des Fêtes la fête du temps ?»
Texte d’opinion
La fête du temps
Christian Vézina
essayiste et homme de scène
Le Devoir
le 20 décembre 2025

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